Géraldine Gourbe, Une éthique du désir est-elle envisageable dans l’espace virtuel ?






















Pendant la session 3, la philosophe Géraldine Gourbe a introduit la genèse des groupes de conscience féministes initiés dans les années 1960 aux Etats-Unis. En partant des Redstockings, de la Womanhouse et en citant Judith Butler (Le récit de Soi) et Pamela Allen (Free Space), elle en a présenté les règles et les enjeux tout en les inscrivant dans ses porosités artistiques.

Pour le blog, Géraldine Gourbe propose le texte Une éthique du désir est-elle envisageable dans l’espace virtuel ? où, à partir du film Tecknolust (2002) de Lynn Herschman, elle met en avant la possibilité d'un nouveau regard éthique posé sur les relations entre virtuel/réel et humain/post-humain souvent restreintes aux catégories binaires. Selon Gourbe, les pratiques performatives du role playing, de l’auto-portrait ou encore du cinéma développées par Lynn Herschman déconstruisent le regard masculin (male gaze) à l’oeuvre dans les représentations essentialistes d’une identité femme ou féminine toujours très opérantes dans les productions culturelles et visuelles mainstreams. En recourant à différentes formes et usages de soi (M. Foucault), Lynn Hershman fictionnalise des possibles subjectivités et nous interroge avec contemporanéité sur la possible résistance du désir comme force structurelle à la fois libidinale et éthique (G. Deleuze, F. Guattari,) contre les forces socio-politiques de relations de pouvoir (D. Haraway et R. Braïdotti). Dans son texte, elle revient alors aussi sur l'un des principe actif du féminisme qu'est le consciouness raising. 


Extrait du texte publié dans son intégralité sur issuu ci-après.

"L’expression consciousness raising  a été utilisée pour la première fois en novembre 1967 par Kathie Sarachild, lors de la première conférence internationale du , à Chicago, dans une communication intitulée « Radical Feminist Consciousness-Raising »[1]. La terminologie a ensuite été reprise par un groupe new-yorkais de féministes radicales : les Redstockings, littéralement, les bas rouges. Selon Kathie Sarachild et les Redstockings, le consciousness raising représentait par son potentiel d’action une arme féministe. Le potentiel radical et subversif de cette approche reposait dès lors sur la légitimé de rassemblements uniquement constitués de femmes. 

À partir de cet impératif d’une politique des sans-parts (Jacques Rancière), le consciousness raising désignait un espace délimité et privilégié. Pour inventer cet espace libre[2] des cercles de femmes s’organisaient et s’autorisaient, mutuellement, à révéler des expériences-récits de soi jusqu’alors inaudibles. Le cercle du consciousness raising, tout comme le cercle permettait ainsi de rendre compte de soi[3]. À partir des situations d’interpellation, les participantes au groupe de consciousness raising rendaient compte d’elles-mêmes aux autres. Judith Butler nomme cette prolongation de l’interpellation la condition rhétorique de la responsabilité[4]. La condition rhétorique de la responsabilité signifie, dans le contexte du consciousness raising, que chacune s’engageait dans une activité réflexive en même temps qu’elle parlait aux autres, tout en construisant une relation aux autres à travers le langage. La question n’était alors pas centrée sur la teneur véridique des propos mais sur la narration[5], et sur la manière dont celle-ci permettait desformes de conscience[6] (Georg Lukás).

La pratique du consciousness raising a ainsi révélé des expériences singulières qui, tout en s’inscrivant dans une réalité œuvrée par un récit différentialiste de l’égalité[7]́, s’en écartaient. Un principe méthodologique d’inclusion du point de vue Her/Story s’élaborait pas à pas au cœur d’une His/Story. Ces premières analyses nécessaires à la production d’une pensée éthique féministe ou d’une épistémologie du point de vue qui préfigurait l’élaboration des savoirs situés, conceptualisés dans les années quatre-vingt par l’épistémologue Donna Haraway[8] :

« L’insistance qui s’exprime ici est commodément rendue par le concept de ‘savoirs situés’. Les savoirs situés sont indissociables de la responsabilité. Le fait d’être situé dans un espace intermédiaire insaisissable (Trinh T. Minh-Ha) est une caractéristique que partagent les acteurs dont les mondes se laissent décrire en ramifications de plus en plus fines […]. Les savoirs situés sont toujours des savoirs marqués ; ils apposent de nouvelles marques, de nouvelles orientations sur les grandes cartes qui, inspirées par l’histoire du capitalisme et du colonialisme masculinistes, ont globalisé le corps hétérogène du monde[9]. »


[1] Sous la direction d'Anne Koedt, Ellen Levine et Anita Rapone, Radical Feminism, New York, Quadrangle, 1973 
[2] « Free Space », écrivait Pamela Allen, auteure féministe nord-américaine d’un des premiers manifestes pour la pratique du consciousness raising consignant par écrit les grandes orientations de ce dispositif, reprises ensuite par de nombreux groupes féministes composés de femmes mais aussi d’hommes. Cf. Anne Koedt, Ellen Levine et Anita Rapone, Radical Feminism, op. cit., pp. 271-279.
[3] Judith Butler, Récit de soi, traduit par B. Ambroise et V. Aucouturier, Paris, PUF, 2005. Judith Butler a élaboré ce concept dans le cadre précis de la cure psychanalytique et, une fois, que le transfert a lieu. En reprenant, les modalités de prise de parole du consciousness raising, il est étonnant d'observer que les caractéristiques du concept butlerien reprennent point par point les modalités du groupe de parole féministe séparatiste.
[4] Judith Butler, Récit de soi, op. cit., p. 51.
[5] Ibid.
[6] Voir Georg Lukács, Histoire et conscience de classe, (1923), traduit du hongrois par K. Axelos et J. Bois, coll. « Arguments », Paris, Minuit, 1960.
Fredric Jameson présente Georg Lukács comme un proto-féministe et un pionnier de l’épistémologie du point de vue dans « History and Class Consciousness as un "Unfinished Project" », in Sandra Harding, The Feminist Standpoint Theory Reader, New York/Londres, Routledge, 2004, pp. 143-152.
[7] Voir Jacques Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995.
[8] « Envisager le féminisme et non simplement les sciences comme une technologie (avec ses récits, ses discours, ses représentations), c’est également appliquer la leçon des "savoir situés" (l’un des textes majeurs de l’épistémologie féministe et culturaliste) et de ce que Sandra Harding a appelé "la réflexivité critique". Les objets et les sujets du savoir doivent être rigoureusement critiqués. » Marie-Hélène Bourcier, « Préface : Cyborg plutôt que déesse : comment Donna Haraway a révolutionné la science et le féminisme »in Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes, op. cit., p. 14.
[9] Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes, op. cit.,p.194. Je souligne.




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